Il n’est donc absolument pas possible de généraliser. Cependant, ce retour d’expérience de l’année m’a donné l’impression qu’il existait un manque d’intérêt (ou peut-être de formation) à la question du handicap invisible, notamment mental.
En effet, dans les deux dossiers commentés ici, mon impression a été que les magistrats ont manqué d’intérêt / de courage pour au final conduire à une non prise en compte du handicap invisible.
RAPPELS
Avant de commencer, il est nécessaire de rappeler que les avancées du juge administratif en matière de handicap sont encore assez récentes et lentes.
Une lente avancée
Il faut se souvenir qu’il a fallu attendre 2019 pour que le Conseil d’Etat considère qu’il n’était pas possible de prendre en compte le handicap d’une personne pour refuser sa naturalisation (CE. CHR. 29 novembre 2019, n° 421050, mentionnée aux tables ; voir l’article : Le handicap n’est pas un motif valable de refus de naturalisation).
Avant cela, il était possible de se fonder sur le handicap à condition que l’administration ne se fonde pas « exclusivement » sur ce point.
De même, en matière de droit de l’éducation, la seule hypothèse dans laquelle l’aménagement et donc la passation des examens universitaires pour une personne handicapée est regardé comme mobilisant une « liberté fondamentale » est celle dans laquelle il y a une « carence caractérisée » en tenant compte des moyens de l’établissement (CE. Ord. 20 juin 2018, n° 423727 ; voir l’article : Déroulement des examens universitaire et juge du référé-liberté).
Autrement dit, le fait qu’un étudiant ne puisse pas passer ses examens faute d’aménagement n’est pas nécessairement une liberté fondamentale pour le Conseil d’Etat.
Ce n’est donc au final qu’une tête d’épingle qui, pour le Conseil d’Etat, autorise l’utilisation du référé-liberté (lequel permet au juge d’intervenir sous 48h).
Ainsi, il faut conserver à l’esprit que les avancées en matière de handicap sont relativement récentes et lentes.
Le handicap invisible
Concernant plus particulièrement le handicap invisible qui m’intéresse ici, je parle notamment et principalement du handicap mental.
Autrement dit, d’un handicap qui ne se voit pas, qui est souvent mal compris et mal appréhendé.
En effet, autant le juge administratif semble capable d’appréhender ce qu’est le handicap physique puisqu’il est plus « simple » à comprendre (sans pour autant dire que le juge est toujours là pour accompagner ce handicap physique, bien au contraire), autant il semble parfois passer à côté du handicap mental.
Deux affaires que j’ai eues cette année et qui m’ont tenu à cœur méritent à mon avis quelques lignes.
PREMIERE AFFAIRE : un refus d’aménagements par principe
La première affaire opposait un jeune étudiant autiste asperger à une grande université parisienne.
Cette université avait accepté l’étudiant (qui arrivait de l’étranger) mais avait refusé la plupart des aménagements demandés en lien avec son handicap, et principalement deux aménagements : l’accès à un preneur de notes et l’accompagnement par l’un de ses parents jusqu’à la salle de cours.
Le tribunal administratif avait donc été saisi en référé-suspension contre le refus de l’université d’accorder ces deux aménagements.
Le preneur de notes
Concernant l’accès à un preneur de notes, le juge des référés a fait droit à ma demande, qui relevait de l’évidence.
En effet, le médecin universitaire avait préconisé l’octroi d’un preneur de notes mais l’université l’avait refusé (sans justifier sa décision). De la sorte, il était évident que ce refus était illégal, ce que le juge des référés a retenu.
Il est cependant à noter qu’assez étonnement l’université avait continué devant le juge à s’arc-bouter sur sa position en disant que son refus était justifié parce que l’étudiant était dispensé de travaux dirigés et que l’étudiant pouvait parfaitement passer en licence numérique (autrement dit, une licence totalement en distanciel).
Mais le juge a, fort heureusement, sur ce point, censuré la décision de l’université.
L’accompagnement jusqu’à la salle de cours
Concernant la question de l’accompagnement jusqu’aux salles de cours de l’étudiant par l’un de ses parents, il est nécessaire d’en dire un peu plus sur la situation de ce jeune homme.
En effet, son premier abord est facile et assez enjoué de sorte l’on pourrait ne pas voir qu’il est atteint d’autisme (loin des clichés du handicap mental).
Mais en pratique, il ne peut pas sortir de chez lui (ce qu’il fait rarement) sans être accompagné par l’un de ses parents, il peut difficilement être en présence d’une assemblée nombreuse, il a besoin de ses parents pour penser à ses besoins élémentaires (mettre un pull, aller aux toilettes, etc.) et pour éventuellement le calmer puisqu’une situation inconnue ou conflictuelle peut le rendre agressif.
Ce jeune homme est donc très dépendant de ses parents, même si cette dépendance n’est pas physique mais mentale.
C’est la raison pour laquelle il demandait à pouvoir être accompagné de l’un de ses parents jusqu’aux salles de cours, puisque, sans cela, il ne pouvait pas s’y rendre.
Il faut également préciser à ce stade que les expériences de ce jeune homme à l’étranger avec les équivalents des AVS / AESH français ne s’étaient pas bien passées de sorte qu’il y est réfractaire.
La position de l’université et du juge
L’université avait refusé cet aménagement et, devant le juge, se bornait à dire (sans nier le besoin) qu’il était interdit à un tiers de pénétrer dans l’université, que l’étudiant n’avait qu’à prendre une licence numérique et que l’autoriser serait la porte ouverte à tous les excès, chaque étudiant étant susceptible de trouver un médecin complaisant pour attester qu’il a besoin de la présence de ses parents.
Ce raisonnement montre manifestement la déconnexion complète de l’université par rapport aux questions de handicap :
- Ne pas vouloir comprendre que le handicap, et notamment l’autisme, est un handicap particulier et qu’il ne rentre pas dans ses « cases » préétablies de sorte que le fait que l’accompagnement par l’un de ses parents ne soit pas dans sa « grille » ne signifie pas que cela ne peut pas être envisagé. Car oui, le handicap (et particulièrement l’autisme) dépasse souvent des cases…
- Mettre en avant le fait que cela reviendrait à autoriser tous les étudiants à venir accompagnés de leurs parents montre le mépris évident et l’incompréhension pour le handicap de ce jeune homme. En effet, ce raisonnement laisse clairement penser que cet accompagnement n’est pas nécessaire et qu’il est facile d’être reconnu autiste pour se faire accompagner par ses parents à l’université…
Toutefois, le juge, peut-être par manque de courage, n’a pas censuré le raisonnement de l’université.
En référé, le juge n’a pas réellement à motiver ses rejets de sorte que son raisonnement ne peut pas être connu.
Mais il est certain qu’au cas présent, médicalement, il n’y avait pas de doute sur le besoin d’accompagnement de l’étudiant.
La dégradation de la situation
Par la suite, la situation s’est encore dégradée et le juge a cette fois eu une analyse particulièrement discutable.
En effet, il faut dire qu’en pratique, sur l’un des sites de l’université (celui sur lequel les examens se déroulaient), les agents de sécurité faisaient preuve de tolérance étant donné le handicap de l’étudiant et laissaient sa mère l’accompagner dans les locaux.
La direction de l’université, informée à l’occasion du premier recours de cette terrible preuve d’humanité de ses agents, a fait en sorte que cette tolérance cesse.
La méthode utilisée par l’université est d’ailleurs assez révélatrice de son mépris pour le handicap de son étudiant.
Plus précisément, au lieu de prévenir l’étudiant et ses parents que cette tolérance cesserait, l’université a préféré faire les choses dans l’ombre, en donnant de nouveaux ordres à ses services.
De la sorte, lorsque l’étudiant s’est présenté comme à son habitude sur ce site avec sa mère, il a fait face à un blocage et à l’administration de l’université venant avec l’ordonnance du juge à la main en disant que cette ordonnance interdisait à la mère de l’étudiant d’entrer (ce qui, au demeurant, est faux).
Cette méthode – alors que l’université savait que l’autisme de l’étudiant le conduisait à ne pas pouvoir gérer les situations nouvelles ou inconnues – montre encore une fois le peu de cas fait de cet étudiant.
La nouvelle intervention du juge
A l’approche des examens, l’étudiant a donc à nouveau saisi le juge des référés.
En effet, les examens approchant, si l’université ne revenait pas sur sa tolérance initiale pour le site des examens, cela signifiait que l’étudiant serait automatiquement ajourné puisqu’il ne pourrait pas se présenter aux examens.
Or, le juge du référé a tout simplement considéré qu’il n’y avait pas d’urgence.
Son raisonnement a été le suivant :
« Il ressort en outre de l’instruction que le requérant n’a fait aucune diligence pour examiner les diverses solutions d’accompagnement présentées dans le mail de l’université du 23 janvier 2024, comme l’enseignement à distance, la demande d’auxiliaire de vie scolaire (AVS) ou d’accompagnant des élèves en situation de handicap (AESH). ».
Les deux temps de son raisonnement montrent qu’il s’est tout simplement moqué de la situation de l’étudiant (voire qu’il n’a même pas lu son recours). En effet :
- Concernant la licence numérique, cette licence (qui a un programme allégé) avait pour conséquence de laisser l’étudiant entièrement enfermé chez lui. Et ce, alors que sa seule sortie était d’aller à l’université car il ne sortait pas en dehors de cela.
L’université n’avait effectivement eu de cesse que de proposer lourdement cette licence à l’étudiant (préférant évidemment ne pas avoir à gérer le handicap de cet étudiant) malgré les conséquences sur l’intégration de l’étudiant.
Nous sommes donc bien loin de la volonté affichée d’intégration des personnes handicapées : à l’université, oui… mais en distanciel et invisibles.
De plus, l’université avait fait le choix d’accepter l’étudiant en licence classique et il n’existait donc aucune obligation de passer en licence numérique.
Enfin, et surtout, la licence « numérique » laissait entier le problème des examens qui devaient dans tous les cas se dérouler en présentiel.
En effet, les examens étant en tout état de cause en présentiel, l’inscription en licence numérique ne changeait pas la nécessité de devoir venir à l’université pour les examens.
- Concernant l’AVS / AESH, le juge n’a simplement pas lu les écritures de l’étudiant. En effet, celui-ci indiquait que, venant d’arriver en France après avoir vécu au Royaume-Uni, il venait seulement d’avoir depuis quelques mois avant son numéro de sécurité sociale. Il était donc évident que les démarches auprès de la MDPH pour obtenir un AVS / AESH ne pouvaient matériellement pas avoir été réalisées dans l’intervalle.
Dans ces conditions, et au-delà du fait que l’étudiant avait rencontré des difficultés avec l’équivalent britannique des AVS / AESH, de sorte que ce n’était manifestement pas la bonne solution, il n’était matériellement pas possible qu’il obtienne un AVS / AESH dans l’intervalle…
Il est donc clair dans ce dossier que les juges successivement saisis ont soit (pour le premier) fait preuve d’un manque de courage soit (pour le second) d’un manque d’intérêt.
SECONDE AFFAIRE : l’exclusion pour des raisons liées au handicap
La seconde affaire concernait un étudiant dans une école d’ingénieur rouennaise.
Cet étudiant, atteint d’un TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, généralement résumé sur le terme « d’hyperactivité »), avait longtemps caché son handicap par crainte d’être stigmatisé.
La reconnaissance du handicap et l’exclusion
Cependant, au cours de sa 3ème année d’école, l’école l’avait informé que si ses résultats ne s’amélioraient pas il serait exclu, en lui reprochant son manque de concentration (et toute une série de comportements liés, en réalité, à son TDAH).
L’étudiant n’avait alors eu d’autre choix que de contacter la médecine de l’établissement qui avait reconnu son handicap lui avait accordé des aménagements (tels qu’un tiers-temps ou un preneur de notes pour les cours).
Cette décision de la médecin universitaire avait été prise le 30 mai.
Les dispositions internes à l’école imposant un délai réglementaire d’un mois entre l’avis médical et la mise en place des aménagements, l’étudiant n’avait pas pu bénéficier de son tiers-temps pour les examens de juin.
Et il était bien évident que le preneur de notes pour les cours ne risquait pas d’être mis en place avant la rentrée suivante puisque les cours étaient terminés à cette date.
Or, au début du mois de juillet, l’étudiant avait été exclu pour « insuffisance de résultats » et, en août, l’école avait confirmé son exclusion par une décision qui énumérait un certain nombre de reproches, lesquels pouvaient assez aisément être rattachés au handicap de l’étudiant.
Il faut également souligner que dans l’intervalle, certains professeurs avaient remis en cause la réalité du handicap de l’étudiant et que l’administration de l’établissement était allée jusqu’à demander des explications et justifications au médecin universitaire…
La position du juge
Là encore, le juge avait été saisi en référé.
Cependant, celui-ci n’a pas voulu reconnaître :
- L’incongruité qu’il y avait pour l’école d’ingénieur à, d’une part, reconnaître qu’un étudiant était en réalité atteint d’un handicap depuis son entrée dans l’établissement (et que ce handicap n’était pas accompagné : pas de preneur de notes ni de tiers-temps) et, d’autre part, concomitamment l’exclure pour « insuffisance de résultats » sans lui donner sa chance.
En effet, il n’était pas ici question d’une exclusion qui aurait été prononcée après une année ou un semestre d’accompagnement de l’étudiant, mais d’une exclusion prononcée concomitamment à la reconnaissance du handicap de l’étudiant et à la décision de lui accorder des aménagements, sans que celui-ci ait pu faire ses preuves.
- Le caractère réellement problématique des reproches faits à l’étudiant qui avaient manifestement un lien avec son handicap, le comportement reproché à l’étudiant étant en réalité inhérent à son TDAH.
Et ce, d’autant, que l’équipe enseignante (ou au moins une partie de celle-ci) amenée à siéger dans le jury d’exclusion ne voulait pas accepter que l’étudiant était atteint d’un handicap.
En effet, le juge, saisi contre les deux décisions d’exclusion (celle de juillet et celle d’août) s’est borné à considérer les moyens n’étaient pas « en l’état de l’instruction, propres à créer un doute sérieux sur la légalité de la délibération attaquée ».
Cette formule, qui ne contient aucune motivation, est la formule classique lorsque le référé suspension est rejeté sur le fond.
Ce qui permet en réalité au juge de ne pas justifier sa décision.
Il est donc impossible de savoir quel a été le raisonnement suivi par le juge.
Néanmoins, cette décision montre à mon sens un manque d’intérêt pour la situation de l’étudiant atteint d’un lourd handicap.
On pourrait, certes, objecter que si l’étudiant n’avait pas été accompagné depuis le départ, c’était par sa « faute » puisqu’il n’avait pas voulu faire reconnaître son handicap avant de peur d’être stigmatisé.
Mais une décision d’exclusion pour insuffisance de résultats n’est pas là pour apprécier des fautes ou donner des bons points.
Elle est là pour apprécier une situation objective.
Or, d’un point de vue objectif, l’étudiant n’avait jamais eu l’occasion d’étudier dans l’école en étant accompagné et l’école avait le choix, concomitamment, de reconnaître son handicap et de l’exclure.
Le simple bon sens permettait ici de considérer qu’il fallait donner à cet étudiant la chance d’étudier pendant au moins un semestre en étant accompagné (quitte à l’exclure au terme de ce semestre si ses résultats ne s’amélioraient pas avec un accompagnement).
Toutefois, là encore, il semble que le juge ait manqué d’intérêt pour la situation de l’étudiant.
En conclusion, même si ces éléments ne permettent absolument pas de généraliser à tous les juges administratifs comme je l’ai indiqué au départ, cela donne clairement l’impression qu’il existe un manque d’intérêt et donc de formation à la question du handicap, notamment invisible, et à l’intégration réelle des personnes atteintes de handicap au service public.
En effet, dans ces affaires, les juges saisis semblent avoir sous-estimé l’impact des décisions prises par les administrations sur le quotidien de ces personnes atteintes de handicap.
L’on ne peut donc qu’appeler de nos vœux une prise de conscience de cette nécessité et une intégration de la question du handicap à la formation des magistrats administratifs qui ont – de par les litiges qu’ils ont à connaître – un rôle central à jouer dans l’accès réel des personnes atteintes de handicap au service public.
Bruno Roze
Avocat associé
Melian Avocats AARPI
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